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L'odeur à l'honneur

Interview d’Annick Le Guérer,
Docteur de l’Université, anthropologue et philosophe, spécialiste de l’odorat, des odeurs et du parfum, chercheuse associée à LIMSIC, Université de Bourgogne
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Dans toutes les études que l’Observatoire du pain mène sur les comportements alimentaires, l’odeur du pain frais revient souvent comme source de plaisir. Cette odeur semble tenir une place à part parmi les odeurs culinaires, et même parmi toutes les odeurs. Comment interprétez-vous cela ?

Le pain est un aliment hautement symbolique, lié à la vie, à la religion – « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de ce jour » –. Le pain représente l’aliment par excellence, essentiel et bénéfique. Si on devait n’en garder qu’un, ce serait celui-ci. Son odeur véhicule tout cela. Elle fait l’unanimité car elle ne procure que des émotions positives. Elle rassure et console. Elle ramène à l’enfance, évoque le partage, les réunions de famille ou entre amis, les moments joyeux. Elle est vibrante, vivante, quotidienne et bienfaisante.

Aujourd’hui, les pains sont variés et les odeurs aussi. Ceci ajoute une dimension ludique au plaisir olfactif. Si l’on détecte une odeur de pain différente de celle que l’on connaît, ceci attise la curiosité et donne envie de goûter. Je pense que l’odeur du pain a contribué à sa réhabilitation et à lui redonner une place de choix dans notre alimentation.

Vous dites que l’odorat prend une importance croissante dans notre société, pouvez-vous développer ?

Depuis une trentaine d’années, l’odorat est réhabilité. Ce mouvement a été amorcé par la redécouverte du corps dans les années 1970, puis dans les années 80 par les différents travaux de recherche, dont les miens. Un basculement en faveur du corps et des émotions a eu lieu. Là où auparavant régnait la raison, ne parle-t-on pas désormais d’intelligence émotionnelle, d’intelligence sensorielle ? L’odorat prend aujourd’hui une importance considérable. Les scientifiques s’y sont intéressés. Ils ont établi que l’odorat est très lié à la zone du cerveau lié à la mémoire et aux émotions, d’où la puissance évocatrice de l’odeur.

Ils ont également constaté l’importance primordiale de l’odorat dans la construction du lien mère-enfant dès la naissance. On sait désormais que la privation de l’odorat est une mutilation en elle-même et qui, de plus, affecte le goût. Il suffit d’être enrhumé pour s’en rendre compte. Aujourd’hui des liens sont scientifiquement établis entre odeurs et santé. On soigne aux huiles essentielles. Les hôpitaux réintroduisent les senteurs dans leurs murs pour déstresser ou pour redonner de l’appétit. On sait également que l’odeur des aliments concourt à la sensation de satiété. Les nutritionnistes demandent aux personnes obèses de préparer leur repas. En se « nourrissant » de fumets, elles auront moins besoin d’ingérer.
Si la science a évolué, la société aussi. Les gens sont devenus plus attentifs aux odeurs. L’éducation olfactive se développe : à l’école, il existe des livres olfactifs, les expositions sont odorisées... Les gens aiment fabriquer leur propre parfum. Il n’y a pas si longtemps sen-tir sa nourriture était considéré comme impoli, incorrect. A table, on l’interdisait aux enfants. Aujourd’hui, au contraire, on les encourage à reconnaître les arômes de leur assiette. 

L’odorat est votre objet de recherche : qu’est-ce que les approches anthropologique, historique, philosophique nous apprennent sur l’odorat ?

Lorsque j’ai commencé mes recherches, le sujet était vierge et le champ scientifique vide. L’odorat n’était pas un objet d’étude, ni même de curiosité. Ce sens était vu comme inférieur, archaïque, animal. Dans un premier temps, j’ai découvert que le discrédit de l’odorat était dû au fait qu’il était associé à la sexualité et, à ce titre, dénigré par les moralistes et les philosophes.

Ce discrédit remonte à l’antiquité grecque. Platon et Aristote notamment considéraient que l’odorat était un sens inférieur ; ils valorisaient plutôt la vue et l’ouïe, plus intellectuels. Pour Kant, il était « ingrat » et « inutile ». On note une approche plus clémente au XVIIIe siècle avec Rousseau et Diderot du fait de l’importance qu’ils accordent à la sensibilité. En plaçant l’instinct au-dessus de la raison, Nietzsche a été enclin à être particulièrement positif à l’égard de l’odorat. Ces parenthèses mises à part, en occident, les philosophes sont nombreux à mépriser l’odorat. Du côté de la psychanalyse, ce n’est pas mieux. Freud pensait que, pour que la civilisation se développe, il fallait effacer l’odorat et éviter de le développer, tout en soulignant que le perdre diminuait l’aptitude au bonheur. Il opposait ainsi la nécessaire construction sociale et la possibilité d’un bonheur individuel.

Pourtant, chacun peut le constater, les odeurs orchestrent la vie affective. Françoise Dolto demandait aux gens qui envisageaient de se marier « Est-ce que vos odeurs s’accordent ? ». De même, dans le langage, des expressions telles que « je ne peux pas le blairer », « je ne peux pas le piffer », « je ne peux pas le sentir » sont significatives. S’il existe de nombreuses métaphores langagières liées à l’odorat, en revanche, le vocabulaire propre aux odeurs reste pauvre. Pour décrire les senteurs, on emprunte des mots aux registres de la vue, de l’ouïe : on parle d’une « odeur verte », d’une « odeur sombre », d’une « odeur sourde ». Parfois, on recourt à la source : odeur de café, de sapin, de cire, etc.

L’Histoire également dément le jugement porté par les philosophes. En effet, loin d’être considéré comme « inutile », l’odorat a longtemps été utilisé en médecine et les odeurs en pharmacie. Les médecins diagnostiquaient les maladies avec leur nez et se devaient, pour cette raison, d’être, comme l’affirmait le grand médecin grec Hippocrate des «  hommes aux narines bien mouchées ». Pour se protéger des « miasmes » , censées véhiculer les maladies, on se frictionnait de parfums et on buvait.

Aujourd’hui l’odorat est réhabilité et reconnu comme un sens majeur et c’est tant mieux.


12/11/2017


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